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ITINÉRAIRES DE TRANSHUMANTS

C’était un samedi ou un dimanche matin. Un mois de novembre, je crois. Je ne sais pas exactement, mais c’était la décision de notre patriarche. Ce jour-là, mon époux, mon frère, ma belle-mère et mes deux enfants, devions quitter notre village, dans l’île à Morfil, dans le département de Podor, au Nord du Sénégal. Destination : le Ranch de Dolly, dans le département de Linguère. Les préparatifs pour notre départ en transhumance ont duré une semaine. Parfois ils peuvent s’étendre sur deux semaines. Pour les non-initiés, ce délai peut sembler long. Pour le patriarche, rien ne presse. On ne part pas parce qu’on veut partir. On part parce qu’on peut partir. Tous les jours, toutes les dates, toutes les heures ne sont pas nécessairement favorables pour entamer un tel voyage. Le patriarche s’adonne à des consultations occultes. Il effectue des préparations mystiques. Il choisit une heure, un jour, une date. Nous n’improvisons jamais un départ en transhumance. Tout est analysé, disséqué, soupesé, validé par le patriarche !

Vue par drone d’un campement de transhumants transitaires dans le département de Koumpentoum (crédits photos Vincent Tremeau, janvier 2020)

Les préparatifs portent sur la protection des transhumants et des animaux, la logistique, la sélection des bêtes en condition de transhumer et surtout la protection mystique et physique de la concession. Il faut protéger les palissades et les chaumes contre les prédateurs, les termites, les mauvais esprits, les vents, les malfaiteurs et les animaux en divagation. Au retour, après les premières pluies, il est impératif de trouver un hameau fonctionnel pour éviter de gîter à la belle étoile.

Le jour du départ est le jour le plus long et le plus douloureux à vivre, à cause des séparations et des aléas de l’aventure. Même si l’aventure est itérative et inscrite dans l’agenda annuel de notre vie, on ne baigne jamais dans la même atmosphère, d’une année à l’autre ! Les accidents, les voleurs de bétail, les coupeurs de route, les conflits avec les agriculteurs, l’abreuvement du bétail et la quête de bons pâturages, constituent autant de défis à prendre en compte. J’obéis à cette coutume depuis l’âge de 7 ans, et depuis ma naissance peut-être. En 21 ans de transhumance, nous n’avons jamais été ciblés par malfaiteurs et grâce à une vigilance permanente, nous évitons d’entrer en conflits avec les agriculteurs. Ce sont plutôt les intempéries et les changements climatiques qui font subir le plus de pertes à nos troupeaux.

Chaque année, avant de partir, nous vaccinons nos animaux. Ce sont les conseils du vétérinaire de l’île à Morfil. On m’a dit que ce nom avait un rapport avec l’ivoire. Mais aucun de mes aïeux ne se souvient de la présence d’éléphants dans la zone, même si on raconte que leur disparition daterait des années 60. Je n’étais pas née. J’ai 28 ans en 2019. Je m’appelle Aminata KÂ. J’ai effectué le trajet avec la femme de mon oncle et mon oncle qui se trouvent dans un autre campement. Je suis venue aussi avec mon frère, mes cousins, mes deux enfants. Nous avons quitté notre village au mois de novembre, le 1er jour après le Mawlid, fêtant la naissance de notre Prophète Bien Aimé (Paix et Salut sur Lui).

Nous avons fait 20 jours environ, répartis en autant d’étapes. A chaque étape, nous avons droit à un repos bien mérité, à un repas, à du thé après le dîner et au petit déjeuner.  Le plus clair du temps, les adultes se passent du déjeuner. Les enfants prennent du lait avec du couscous lyophilisé. Les agneaux, les chevreaux et les veaux profitent de chaque étape pour retrouver leurs pis favoris. Une bâche attachée à quatre pieux nous sert d’abri dans les situations transitoires. Dans les fixations de longue durée, les huttes remplacent les bâches pour nous abriter des nuits fraîches et des intempéries. En tant que transhumants, nous ne pensons jamais aux bêtes sauvages et aux serpents. Cela remonte très loin dans notre ascendance, mais la couverture du patriarche y est sans doute pour quelque chose.

Nous choisissons toujours un itinéraire bien connu. Du départ à l’arrivée, nous savons dans quelle localité trouver de l’eau et quel parcours emprunter pour nourrir progressivement les animaux, sans risquer d’offenser des cultivateurs. Maintenant avec l’avènement du téléphone portable, les coordinations sont beaucoup plus simples. Nous pouvons connaître la position du troupeau par rapport à notre convoi de bagages. Il n’y pas trop de fatigue à effectuer un parcours que nous maîtrisons parfaitement. Le Ranch de Dolly est notre destination préférée. Il nous arrive parfois de glisser plus à l’ouest, vers Gassane. Nous arrivons ici au mois de décembre et nous rentrons au bercail dès la tombée des premières pluies, en juin ou juillet. Au niveau du campement j’assume plusieurs rôles : je construis la hutte pour moi, mon mari et mes deux enfants, je pile le mil, je prépare les repas. Ici, notre vie est calquée sur la vie de nos animaux. Si nous avons des besoins, nous vendons des animaux sur pieds pour les satisfaire. Avec cet argent nous achetons du riz, de l’huile et tous les condiments et légumes qui vont  dans la préparation des repas. Nous achetons aussi du mil, des habits, des draps de lit et des couvertures, des fûts pour stocker de l’eau, des pneus et des chambres à air pour les charrettes.

La transhumance est une stratégie vitale pour nous ! Nous voulons sauvegarder notre mode de vie, mais c’est vrai que l’augmentation de la population et des champs, l’urbanisation et la boulimie foncière de l’agrobusiness constituent des contraintes pour le pastoralisme et la transhumance, surtout dans un contexte de changements climatiques. Nous transhumons, car c’est notre façon de vivre, une sorte de pacte entre la nature, les pasteurs transhumants et les animaux. C’est pourquoi, nous nous déplaçons pour avoir les meilleures conditions de vie possible pour notre bétail, sans causer des maux irréversibles à la nature et en pensant à l’avenir de nos héritiers. J’ai deux enfants. Mon vœu, c’est que mon fils aîné apprenne le Coran et que l’autre aille à l’école française. Mais chez nous, les peuls, quelles que soient les péripéties de la vie, on termine toujours par retrouver le troupeau. C’est ça qui donne un sens à notre vie.

Contrairement à ce qu’on croit généralement, le pastoralisme transhumant est loin d’être un phénomène spontané, libre et arbitraire. Pour une transhumance apaisée, il est impératif de comprendre que les motivations des pasteurs transhumants sont loin d’être linéaires. La transhumance, cette forme particulière de mobilité, loin d’être une simple habitude, correspond, en réalité, a une véritable construction sociale, politique, économique, sans cesse renouvelée et réadaptée. Le suivi comparatif du bétail a montré que  les troupeaux mobiles produisent 20% de plus que les systèmes d’élevage sédentaires. La mobilité joue donc un rôle-clé face aux aléas : au cours des sécheresses récurrentes, les troupeaux les plus mobiles ont généralement été les moins vulnérables. L’enjeu est donc de préserver et de renforcer la mobilité pastorale, de manière à mieux valoriser durablement les ressources primaires des espaces pastoraux. Libérer le potentiel du pastoralisme pour développer l’Afrique de l’Ouest, c’est possible ! Il faut asseoir la volonté politique et investir dans la filière. Le PRAPS, le Projet régional d’appui au pastoralisme au Sahel y travaille. Pour la charte fondatrice du PRAPS, « le pastoralisme est vecteur de croissance, de sécurité, de paix, de stabilité et de création d’emplois. Il contribue à faire reculer l’insécurité alimentaire, la malnutrition et la pauvreté dans les territoires qu’il anime et qu’il structure. »

Le pastoralisme est un communisme économique apolitique. Il bénéficie, non seulement aux communautés pastorales, mais aussi à tous ceux qui exploitent l’ensemble des produits pastoraux. La viande, le lait, les fibres et la peau, transformés ou pas, se retrouvent dans tous les marchés. La fumure, le travail et le transport par la traction animale sont exploités dans les zones agricoles. La mobilité constitue un élément essentiel de la productivité des troupeaux. Elle permet de tirer profit de ressources fourragères qui varient en quantité et en qualité d’un lieu à l’autre au cours de l’année. En se déplaçant, les animaux sélectionnent les aliments dont ils ont besoin. La mobilité est essentielle dans le cycle de la production et de la commercialisation.

Les éleveurs mobiles effectuent de nombreuses dépenses lors de leurs déplacements. Ils vendent et achètent des biens tout au long de leurs parcours. Ils alimentent ainsi les économies par lesquelles ils transitent. De gros marchés se sont développés dans les espaces internes et transfrontaliers. Ils génèrent de multiples activités économiques et procurent des ressources fiscales importantes pour les collectivités territoriales. Sous l’impulsion du PRAPS, la mobilité, qui caractérise les sociétés pastorales est de mieux en mieux comprise, tolérée et encadrée. La vérité, c’est que le secteur est une importante source de nourriture et de revenus pour la plupart des populations démunies. Il offre des emplois et contribue à l’émancipation économique des femmes et des jeunes, à qui il permet d’avoir des activités génératrices de revenus, avec un minimum d’investissements.

Pour les « communautés pastorales », le pastoralisme va au-delà de l’activité de production animale, il s’agit aussi d’un mode de vie, d’une culture et d’une identité à part entière. On accuse souvent les éleveurs peuls, par exemple, de ne pas profiter pleinement des opportunités qu’offrent leurs troupeaux. C’est sans doute une vision simpliste du comportement des pasteurs. En réalité, le pastoralisme est associé à un mode de vie fondé sur un lien particulier entre l’homme, l’animal et la nature. Pour pérenniser et fructifier cette relation complexe, le PRAPS contribue à aplanir les contraintes qui plombent, le développement partagé du pastoralisme, le projet travaille à minimiser les conflits entre agriculteurs et pasteurs qui peuvent revêtir parfois des formes dramatiques pouvant aboutir à des morts d’hommes. C’est pourquoi, le PRAPS a encouragé la création de cadres de concertation dans les zones pourvoyeuses, les zones de transit et les zones d’accueil.

Des associations de transhumants prennent part aux réunions périodiques au sein de ces cadres de concertation. Ce dialogue permanent a permis d’atténuer les conflits. Les compétitions autour des forages, des pâturages et le long des couloirs de transhumance sont maintenant mieux gérées. Elles dégénèrent moins en crises ouvertes ou en conflits larvés. Tous les acteurs sont représentés et les décisions prises sont généralement bien accueillies, partagées et acceptées.

Pour la fluidité de la mobilité pastorale, le PRAPS Sénégal va ouvrir trois couloirs de transhumance de 328 km matérialisés, balisés et géo-référencés, immatriculés et sécurisés sur la base d’accords sociaux solides. 423 personnes affectées ont été indemnisées en nature (machines agricoles, semences et engrais). Ces couloirs vont contribuer à asseoir une transhumance apaisée. Il s’agit de l’axe Payar-Kahène, de l’axe Touba Alia-Missira Wadène et de l’axe Maodo Peul-Ida Mouride-Lour Escale-Guinth Pathé. Les largeurs varient de 30 à 50 mètres. Les investigations effectuées sur ces couloirs ont permis d’appréhender l’occupation de l’espace, apprécier les conflits potentiels, répertorier les modalités d’utilisation des couloirs et des ressources. Le travail environnemental et social a été effectué. L’identification des besoins en infrastructures sur le couloir a été faite. Des aires de repos ont été identifiées. Des abreuvoirs sont prévus.

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